Pour ne plus s'enferrer sans cesse
[pour
rappel, définition de s'enferrer :
1.
Tomber sur l'épée de son adversaire.
2.
(au figuré) Se prendre à ses propres mensonges, ses propres
pièges.]
Nous voici donc, comme chaque matin, à la
croisée des chemins, tentant de discerner dans nos métiers l'espace
de négociation possible,
en faisant l'effort d'y voir, dans ce possible,
un devenir capable de réarticuler nos pratiques.
Et, en passant, de se donner les moyens
d'agir sur des récits individuels et collectifs, non encore advenus
peut-être, inouïs ou inaudibles sans doute, voire indiscernables et
indifférenciés.
Se donner les moyens de contribuer à un
imaginaire qui nous donnerait un peu plus de prise sur le réel, et
nous permettrait de converser de nouveau avec des gens que l'on ne
connaît pas, ou que l'on a appris à ignorer, par strabisme culturel
divergent, ou juste à deviner, de loin en loin, par habitude, par
manque d'élan, par trop de croyances, ou par manque de foi.
Ces gens que l'on ne connaît pas, que l'on
peine à envisager,
cette multitude de subjectivités agissantes, irréductible, et
simultanément dévitalisée
par l'intitulé de "public".
Tirons un fil, et faisons-nous confiance
pour avoir accès à la complexité de la Chose Dansée.
Frayer un chemin par lequel nos attendus se
laisseraient altérer par ce qui sourd de (vraiment) nécessaire, …
Donc c'est la merde, mais ça va mieux en le
disant.
Et à partir de là, on réfléchit :
comment se remettre collectivement en dynamique de créer des
contextes d'expériences délibératifs, à l'intérieur desquels
nous pourrions poser densément la question du désir et de la
responsabilité ?
Comme condition pour un réel
co-développement, qui soit détaché des vieilles rengaines, des
bonnes intentions, des Mater et des Pater, des abus de langages, des
traitements non documentés, des rapports subalternes, des
captations, des exclusivités, de la bureaucratie, de l'Excellence,
d'un ex-universalisme, d'un post-colonialisme, des injonctions
paradoxales, d'une vision de l'artiste comme figure héroïque
précarisée, de la mécanique de la Saison Culturelle généralisée,
de processus anti-délibératifs, de l'anti-intellectualisme, de
l'indifférenciation entre consensus et compromis, etc.
Et donc de désir, articulé avec le réel,
mais suspendu à la capacité de chacun de se déplacer de son
endroit d'énonciation habituel (aïe).
Mais sommes-nous prêts ? Telle est la
question.
Valeurs et performativités
Sommes-nous prêts à reformuler nos
définitions trop communément admises de ce qui fait valeur et de ce
qui fait performativité, et ainsi de ce qui commande ou induit
l'expertise, le dispositif, le critère d'évaluation ?
Sommes-nous prêts à nous demander ce que
l'Institution "institue" aujourd'hui dans le réel, et
quelle forme de conversation continue
elle entretient avec sa propre périphérie ?
Sommes-nous prêts à changer nos
perceptions et représentations des "territoires", et à ne
plus penser irrigation et maillage, une fois de temps en temps, et
laisser advenir un processus de capillarité
?
[pour
rappel, capillarité : l'effet
d'un liquide à forte tension superficielle remontant contre la gravité dans un tube très
fin, dit tube capillaire (car « aussi fin qu'un cheveu »). (…)
Plus les molécules du liquide ont une cohésion forte, plus le
liquide est susceptible d'être transporté par capillarité.]
Sommes-nous prêts à analyser ce qu'est un
parcours de danseur dans notre société, et quel rapport il
entretient depuis tout jeune à la construction de soi, à
l'altérité, au mérite, à la séduction, à la douleur et au soin
(par exemple : est-ce un masochisme choisi
quand on a 7 ans ?), …?
Sommes-nous prêts, du coup, à repenser la
responsabilité que l'on peut se donner à mettre en lumière la
manière dont l'enseignement de la danse peut se muer parfois
sensiblement,
parfois systématiquement,
en fabrique du handicap ?
Sommes-nous prêts à nous poser la
question, quand on est au cœur de l'institution, de sa propre
disparition (ce n'est pas une préconisation, c'est une dynamique de
réflexion) ?
Sommes-nous prêts pour sortir, du coup, de
la personnalisation du pouvoir (Figure héroïque / figure
d'autorité), et nous contenter, pour commencer – et jusque dans
l'exercice du pouvoir - d'être celui ou celle qui problématise de
manière documentée, qui créé des contextes d'expériences aux
issues non prédéfinies. La non-prédéfinition comme bassin de
formulation de pensée, issue de la Cité et ouverte sur un monde en
transformation(s).
Sommes-nous prêts, en tant que
programmateurs, à nous rouler par terre, pour sentir ce que ça fait
de reconnaître en soi le danseur ? Souvenons-nous du danseur, de
celui qui assoit son geste sur du non
verbal, du para
verbal, ou du pré
verbal …
Et peut-être expérimenter ce truc tout
simple : comment l'exploration des perceptions par
le mouvement peut modifier
nos représentations individuelles et collectives. Celles solidement
ancrées, de celles qui empêchent d'avoir le jeu
nécessaire
avec le monde. Ce jeu nécessaire qui permet de s'imprégner du
processus artistique lui-même, par exemple, sans reconvoquer des
grilles de lectures dépassées ("l'improvisation, c'est une
esthétique des années 70" comme on a pu l'entendre en
commission).
Et nous permettre aussi de nous extraire de
la personnalisation
de la fonction, ce qui, pour un service dit "public", est
un comportement – et le mot est faible - arriéré.
Surtout dans un monde qui de plus en plus se renouvelle sur les
questions d'appropriations et de circulations des savoirs,
d'expertises de moins en moins centralisées, d'apprentissages de
plus en plus contributifs. Et qui, à certains endroits inopinés,
repense la question des communs, du bien commun, des communautés
agissantes.
Mais participer au développement de savoirs
et de savoir-faire, ça demande du savoir-vivre. Par-delà la
constituante psycho-affective bien présente chez certains de nos
experts assermentés et chez certains de nos artistes en besoin de
reconnaissance, constituante qui au mieux incommode le rapport, et au
pire crée des toxicités telles qu'aucun développement des
pratiques n'est possible sur un terrain donné.
Mais tout s'excuse quand on travaille sur le
sensible.
Même la captation
du travail des artistes au service du renforcement d'un Moi
social dévorant.
Même anticiper les reproches que l'on
pourrait te faire plus tard. Même spéculer sur la permanence du
psychodrame en milieu professionnel. Même reproduire un petit geste
d'épicier néolibéral fonctionnant
par catalogues d'artistes, et fictionnant
via la construction d'un discours sur la solidarité avec les
migrants.
Oh boring people.
Dans un écosystème culturel qui, en se
décentralisant, est passé de l'Ancien Régime à la Féodalité
(est-ce le sens de l'Histoire ? Oups non), on peut choisir, à la
croisée des chemins, de se définir en tant que chambre d'écho ou
en tant que relais, ou en tant que levier de développement. Ou alors
en tant que tête de réseau, ou en tant que machine à renforcer de
la convention sociale par un art consommé
de la connivence et / ou du ricanement. Une convention sociale qui
n'invite ni à s'immerger dans le monde, ni à s'imprégner du monde.
Duquel, pourtant, nous sommes tous irrémédiablement
issus.
Alors, comment être parmi sans se sentir dépossédé ? Et sortir de ce dualisme Acteur Culturel / Public ? Dualisme générateur de centralités renforcées, de fixations idéologiques, de rapports subalternes, de têtes flottantes. Et de quotidiens bureaucratiques fondateurs de sédentarités, le cul assis sur une chaise devant son ordinateur.
Ce qui, pour un danseur, devrait être le
comble des combles.
Mais l'hospitalité ne se décrète pas, je
sais.
Mais la Saison Culturelle, dites-moi, avec
sa petite mécanique, avec sa réactivité légendaire, avec ses
agendas prédéfinis, peut-elle vraiment être l'endroit de
résolution de ces tensions ? Est-elle la maison de ceux qui doutent
de la capacité de la parole à dire le monde, et qui recomposent un
récit en révélant la possible résistance d'un corps politique ?
Recherches,
développements, visibilités
Sommes-nous prêts en tant que danseurs à
nous réapproprier collectivement les conditions et les outils de nos
recherches, de nos développements et de nos visibilités, et
inventer de nouveaux concepts pour articuler ces champs de réflexion
dans une forme de cohérence ?
Sommes-nous prêts à sortir d'une forme
d'intériorisation nourrie de quête de légitimation
permanente ? À nous extirper
d'un sentiment de honte de
soi, renvoyé par un certain
système qui l'enfante, cette honte ?
Qu'est-ce qui systématise
ce type d'introversion,
d'ailleurs ?
Sommes-nous prêts à assumer la paternité
de notre geste, plutôt que revendiquer un droit d'auteur qui
achèverait de nous ringardiser aux yeux du monde ?
Sommes-nous
prêts à produire de la mise en débat, génératrice d'intensités
délibératrices, de processus démocratiques spontanés, de
circulations de savoirs inattendues, de réels moments de partage et
de contradiction ?
Au-delà des bonnes intentions ("remettre
le citoyen au centre", "on n'a qu'une seule planète",
…), comment s'imaginer fonctionner autrement en reposant la
question des devenirs ? Et donc des dynamiques d'action qui
s'émancipent des déterminismes stériles, des destinées
prédéfinies, des appauvrissements perceptifs ?
Nous nous devons d'imaginer pour nous-même
une réorganisation neuro-fonctionnelle de nos métiers qui soit à
la mesure de nos besoins réels, non ? Marcher, parler et penser d'un
endroit qui altère l'automatisation
de nos actes, et qui intensifie l'autonomisation
de nos devenirs.
Et être indépendant
des systèmes qui (re)produisent cela. Et qui produisent une forme
soutenable de renoncement.
Où se nichent les signes porteurs de
non réconciliation ? D'où
vient cette forme de sidération paralysante qui nous empêche de
développer notre souveraineté collective ?
Sommes-nous aussi prêts à saisir les
moments décisifs, les processus constitutifs qui amènent à la
précarisation des outils, des habitants, des artistes, des formes ?
D'ailleurs, sommes-nous prêts à penser
l'économie dans un au-delà de la demande de subvention
(pluri)annuelle, de la recherche du conventionnement comme Graal
absolu, au-delà de la petite co-production, au-delà d'une
négociation de mollusque, de l'aumône, et détachée d'une vision
appauvrie de la notion de reconnaissance ? Mais articulée plutôt à
une forme coopérante d'écologie des pratiques, qui pense à long
terme l'inscription d'un geste contextualisé,
dans la juste prise en
considération de sa
spécificité, de ses environnements, de ses transformations ?
Un artiste se pose la question, à un moment
ou à un autre, de l'Académie
en péril, pour reprendre le
nom d'un album de John Cale. Un moment où il fait un choix sur ses
propres capacités à créer des espaces non normatifs, à initier
des contextes implicitement
générateurs de pensées collectives, à penser la contradiction
comme moteur possible pour créer du commun.
Et alors quoi ? Quelle forme d'autorisation
est nécessaire pour cela ?
Oui, mais qu'est-ce qui fait
système ?
Une politique culturelle, un écosystème
culturel qui dans l'effort de service public est le service public le
moins solidaire qui soit (prendre l'argent de l'impôt et le
redistribuer majoritairement vers les classes les plus riches).
Ce serait un bon début de discussion, car bien des usages qui font
système
dans nos quotidiens "d'acteurs culturels" découlent de
cela.
Alors, à partir de cela, justement, quel
regard portons-nous sur nos altérités ? Comment ce regard se
confronte à une vision actualisée de la Chose Publique ? Comment ne
plus aborder cette altérité sensible par l'observation de la
fourmilière,
fasciné par le mouvement idéal de ce qui - en apparence - fait
système
clos,
alors qu'il faudrait soit prendre de la distance, soit être immergé
dans la fourmilière, pour se rendre compte qu'elle se prolonge comme
écosystème ouvert.
Vivant par
et pour
la transformation (des relations, du vivant, des ressources, des
contextes) ?
On peut aussi faire le choix d'affiner son
mécanisme de défense, et de préserver un système caporalisé, qui
invente un imaginaire qui n'a de valeur que quand il met les non
désirés, les pauvres, les minoritaires et les autodidactes à
distance, tout en inventant sa propre définition de la bienveillance
(charité chrétienne),
de la responsabilité (figure
d'autorité), et de valeur
(méritocratie cachée).
Tout un tissu de rationalités pas
très raisonnables émerge de
cela. Des formes d'hallucinations collectives aussi. Et nous
continuons d'appeler de nos vœux une réflexion globale et
documentée sur la question de la déontologie dans nos métiers …
Comment initier cette réflexion, dites-moi
?
Définir tout ce qu'il manque à la
constitution d'un récit collectif, et à la constitution de
contextes favorables à des parcours individuels choisis, ancrés
dans un réel en transformation, qui réinventent de façon spontanée
ce que c'est que d'être danseur aujourd'hui.
Car, vous en conviendrez, mes petits chats,
nous ne sommes ni des caniches, ni des pouliches de concours.
Mais peut-être tous issus d'une grande
famille dysfonctionnelle.
D'avoir
le sentiment pour certains d'être parfois plus actifs à regarder
passer les trains comme le font les vaches, plutôt que de construire
une forme de vague cohérence de projet chorégraphique dans un
milieu empreint de toxicité.
Mais
d'où se produit le poison, et comment se
diffuse-t-il ?
"Agis
dans ton lieu, pense avec le monde". Voilà une phrase lâchée
par Edouard Glissant il y a quelques années déjà. Cette phrase est
une bombe qui n'a pas encore explosée. Cette "pensée
archipélique", elle sert de moteur et de motivation à bien des
artistes qui cherchent d'autres types de relations au processus, aux
interdépendances et aux déterminismes de leurs professions, aussi.
Bien des acteurs culturels traduisent en actes cette phrase dans leur
pratique (praxis ?), et en cela inscrivent leurs
discours dans une cohérence qui dépasse la simple relation à
l'artiste, pour sensiblement trouver sa place
dans une transformation du réel coopérante, apprenante, et nourrie
d'échappement. C'est un effort de mener une
conversation décloisonnée entre nos métiers, au travers de nos
projets, et par-delà nos secteurs, qui replace ces notions de désir
et de co-responsabilité dans une perspective constructive et
peut-être, au commencement, plus minoritaire
que systémique. Penser des constellations réarticulées
de micro politiques, ouvertes sur une Europe qui se repense, elle
aussi, par la multitude.
C'est
pour cela que les frontalités, aujourd'hui, entre artistes et
acteurs culturels et / ou programmateurs (ah les cordons de la
bourse, ah le processus de légitimation, ah les critères, ah les
dispositifs, …) apparaissent, au bas mot, déplacées.
Des
frontalités qui empêchent majoritairement, au final, tout processus
d'individuation d'un projet artistique
structuré. Une individuation qui ne peut se produire qu'au contact
d'un réel peuplé, et disponible à recevoir ce geste. Sans cela,
toute injonction de co-construction, de mutualisation et de
démocratie participative ne sera que précipité
cosmétique d'une politique qui se précipite elle-même dans le vide
soyeux de son propre discours culturel. Et cela va plus loin qu'une
redéfinition de ce qu'est une délégation de pouvoir au sein d'un
projet de service public.
Alors, qu'est-ce que penser en géographe ? S'inscrire et
disparaître simultanément de son endroit d'énonciation peut-être,
ou cheminer de l'endroit d'où la question n'est ni l'achèvement, ni
l'inachèvement du "projet", mais la fabrication
d'intensités instantanées, donc potentiellement plus productrices
de densités de mémoires collectives, aussi.
Repenser
les contextes, les environnements, par une observation décentrée
des dynamiques qui les traversent. Penser par la conséquence,
explorer les tensions structurelles implicites avant de se pencher
sur les phénomènes opérationnels bien visibles, et embrasser la
complexité du monde.
Fabriquer
avec ce qui sourd de non advenu, relocaliser nos pratiques pour qu'un
nomadisme choisi émerge, renforcer nos appuis éthiques. Et
développer une attention sauvage, en détail de ce qui se libère,
et au présent de ce qui se consume.
Ce
texte n'est pas l'expression d'une rancœur, car nous aimons la fête,
comme expression rituelle, sociale, solaire et solidaire de ce qui
crée un commun. Un commun à l'intérieur duquel, dans cette
articulation du vivant et du social, du Marcher,
du Parler et du Penser, la
danse a peut-être quelque chose à dire.
En
deçà du langage ou à travers lui, de manière implicite et parfois
désordonnée, de manière minoritaire peut-être, aussi, composer
avec ce qui se révèle aujourd'hui dans les vastes multitudes, les
hautes solitudes, et les repeuplements.
De
cela, il faudrait se mettre à parler, sans avoir peur que le sol ne
se dérobe sous nos pieds.
11
mars 2018
Plounéour
Brignogan Plages.
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