Genèse de l'émergence. Je dis merde...
Au
même titre que les croyances le sentiment de peur rejoint sans
doute, comme influence primitive et primaire, une des sources
originelle de l’art.
Jadis,
nous dansions pour faire appel à ce qui était invisible,
impalpable. Pour ces esprits de l’ombre et de l’infini nous
déversions nos incantations, nos chants et nos danses. Nous
dessinions pour déjà retranscrire nos images, restituer la magie du
monde sur des espaces et des supports inégaux, avec le goût des
matières et des matériaux, avec la passion des ombres et des
lumières.
Aujourd’hui
tu danses contemporain lavé de tout, tu développes le culte de la
personnalité, dans une conformité absolue, plus aucun mystère, ni
étonnement, ni surprise. La danse pourrait représenter avant tout
l'art d'être ensemble, l'art favorisant la reconnaissance des uns et
des autres, des uns par les autres, un médium d'universalité
sociale liée à notre communauté de corps. La spécificité des
territoires et celle royale à la française semblent alimenter
l'inverse. Cette spécificité nationale agit sur ce que représente
fondamentalement la danse en tant que pratique de corps experts ou
amateurs de mouvements, et représente un manque d’objectivité
considérable sur sa nature profonde et son immense potentiel ;
plutôt que spécificité devrais je dire choix
délibéré ; plutôt que d'objectivité devrais
je indiquer la prégnance de l'idéologie dans la gestion de la
culture chorégraphique, la dominance de son historicité
conservatrice sur ses potentialités contemporaines et sociales.
Pourtant il est vrai, l'argent public dédié représente une somme
relativement considérable. Pourquoi nous plaindre ? Cet
argument ne tient pas compte des incompétences et des freins
volontaires qui empêchent le drainage sur l'ensemble du territoire.
Les petits canaux et ruissellements indispensables au (mé) tissages
de nos territoires n'ont plus de quoi irriguer et embellir les
jardins multiples qui embellissent notre grand parc national. C'est
l'abandon et la sécheresse dès que nous nous éloignons du grand
cours. Ce grand cours qui se réduit peu à peu à n'alimenter que
ses proches terrains dessinant une cartographie concentrique n'est
pas un fait de mère nature mais plutôt le résultat d'une politique
partagée par les opérateurs éclusiers qui, dans un schéma
hiérarchique très structuré, au fur et à mesure des restrictions
ont construits des barrages et des voies de détours pour n'irriguer
que ce qu'ils considèrent être des cultures, des semences et des
plantations dignes de leur image. Une image sans profondeur de
champs, ni perspective, une image exclusive, subjective qui endosse
pourtant la valeur d'intérêt général. Cette monoculture et sa
récolte moribondes ne représentent rien, à mon avis, elle est
vouée à n'être qu'elle-même, se nourrissant d'elle même,
générant un processus et une dynamique obsolète de transformation
et de transmission.
En
lieu et place des voies d'avancement et d'émergences significatives
de formes nouvelles, de remise en cause des normes à l'égard des
espaces, des publics, des aspects cognitifs pour défendre
l'élargissement de nos perceptions, d'apparition des musicalités
différentes, des langages mutants, d'ouverture sur des sujets qui
dérangent et dont l'art chorégraphique pourrait s'emparer, nous
assistons plutôt il est vrai à des choix de technocrates défendant
des orientations artistiques conformes et modélisés,
reproductibles, exigeant des objets structurés modelés dans des
schémas classiques de production. Enfin, une monoculture régie par
un système idéologique ayant une prise quasi totale sur la
détermination des thèmes et la définition de ce qui fait oeuvre.
Nous sommes sous la dictature de la forme à accomplir et des moyens
pour y parvenir.
A
travers ces mutations et ces restrictions imposées à notre société
je constate la persistance de la peur ; elle est de nature constante,
elle habite l’artiste lui-même, la danse et celle ou celui qui
opère pour la faire exister et circuler, producteur, évaluateur,
directeur et programmateur; elle colle à notre peau et à notre
conscience; elle annihile tout élan héroïque, toute
prise de risque et n’irrigue plus davantage des voies
d'émancipation, d'ouvertures et de possibles. La peur est sœur de
l'ignorance en même temps que fer de lance d'une forme de dictature,
de réduction systématique des possibles. Elle est aussi dans doute
à l'origine des assemblages de structures et institutions qui, sous
de belles paroles d'échanges et d'ouverture à tous, n'oeuvrent
réellement que pour protéger leurs arrières et devancer les
difficultés d'existence futures.
Dans
ce contexte l’anticonformisme est une denrée rare, du moins
invisible car il faut se conformer sinon tu crèveras; difficile de
croire à la puissance de la conformité sans qu’elle ne soit
évidemment, dans les mouvements de mutation, associée à une peur
bleue de disparaître dans une atmosphère persistante de
protectionnisme. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il
nous est donné du pouvoir ou de la reconnaissance pour cacher ce qui
nous effraie et nous donner l'illusion d'être mère courage, en
réalité artiste vendu, inoffensif, sous couvert d'une étiquette
d'artiste engagé. Cet engagement tronqué est en quelque sorte
un deal: ta peur je la cache et tu m’assures que tu te
conformeras à ce que je te dicte autant dans l’esthétique que
dans la gestion des avantages de ta plasticité. Je te désire et je
te mettrai en esclavage. Tu es mien, je te dessine.
Sans
cela, sans cette appétence au jeu du dominant dominé , il est
encore lieu de l’effroi devant l’inconnu, devant ce que l’on ne
peut déterminer, ce pourquoi l’on ne peut bander et jouir, ni être
maître ou manipulateur.
Mais
alors plutôt que de n’accepter notre impuissance à découvrir et
lire un objet alternatif salvateur qui ne se conforme pas, nous
adoptons le détour du regard, nous répétons les mêmes mots,
préservant ainsi l’illusion de notre puissance. Cette notion de
puissance qui n’est pour beaucoup que parce qu’elle s’appuie
sur des appétences égocentriques, des velléités de pouvoir, des
jeux de convoitise et l'adoption stricto sensu de règles de
conformité et de soumission émises par les tutelles.
Comme
dans beaucoup d'autres secteurs de notre société, nous avons peur
de voir ce que nous ne connaissons point ou ce dont nous ne
maîtrisons l’existence dans un champs donné et qui présagerait
également, si nous ne contrôlions pas sa visibilité et sa
circulation, ô grand malheur!, des infortunes imprévisibles,
des hécatombes, des essorages, des flops, des éjections et des
déjections, enfin des renversements !.
Il
est donc dans notre monde le besoin, l’exigence, l’imposition de
nous mesurer seulement à ce que nous pouvons mesurer, les objets et
les formes auxquels nous pouvons nous mesurer, que nous pouvons
encenser ou écraser selon ce qui fait mode ou merde. Un jeu de
société dans la société du spectacle qui dirait que ce qui est
contemporain aujourd’hui n’est plus tout à fait l’art
résistant et subversif animé dans sa réalisation de nos fantasmes
les plus profonds, fruits de nos déracinements, de nos désirs, de
nos sentiments de révolte. Il s'agit d'un art fonctionnel d'état,
défendant une morale et une lecture du vivant cadrée et irriguée,
structurant ses réseaux labellisés, préconisant des critères de
goût et une grande prudence à l'égard des avantages de
l'inaccoutumé, de la radicalité et de l'irrévérence.
Culturellement il s'agit également de permettre et de prolonger la
réalisation de ce qui nous rassure, la préservation de notre pré
carré, qui nous rapproche un peu plus de notre quête de confort,
d’une quête d’assouvissement immédiat, de nos schémas
d’appropriation qui établissent des points de références à la
saveur conservatrice auxquels bon nombre d'opérateurs sont voués.
Les
dieux du monde de la danse, du théâtre, du cirque dans une
formidable coalition étatique et transnationale, à tous les
échelons hiérarchiques, opèrent inlassablement le lissage envers
tout ce qui pourrait en soit devenir sacrilège, qui pourrait
déclencher un inversement des tendances, une libéralisation des
formes et des formats. La peur est à tous les étages, le Vigipirate
culturel réunissant pour le grand essorage une formidable armée de
petits soldats qui ont mission d’établir des normes drastiques en
terme de chiffres, de fréquentation, d’accessibilité à l’oeuvre
dans le sens de sa simplification, qu’elle soit de nature non
sauvage, non étrangère, de forme et de fonction répertoriées.
Dans
cet état d'urgence et ce gros bordel d'apeurés, reste malgré tout
notre pouvoir créatif. N'y aurait il pas alors la place pour une
création commune, une grande vague de mise en jeu sur scène ou dans
l'espace public où que nous soyons, qui constituerait un grand
mouvement d'actions multiples provenant du monde chorégraphique
français. Nos outils, nos vocabulaires, nos langages iraient ainsi
vers l'évocation commune d'une volonté de changement et de
l'établissement d'une nouvelle politique de la danse. Il s'agira
ainsi de corps ré-acteurs réunis autour de l'idée simple de nos
revendications communes exprimées à travers des œuvres et des
procédés d'actualité. Des actions politiques en ce sens qu'elles
ouvriraient une voie à de nouvelles formulations esthétiques et
procédurales proposées dans un contexte historique et exceptionnel
de remise en cause.
Les
CCN pourraient ils être des lieux relais ou d'occupation de ces
processus de création d'une courte durée mais répétés au moins
une semaine par mois. Ces périodes seraient ouvertes aux collectifs
et individus désireux de participer à ce mouvement d'intégration.
Un
mouvement de convergence de nos luttes respectives mais que nous ne
pouvons plus aujourd'hui extraire de la globalité des luttes qui
s'engagent mondialement. Il s'agirait d'un décentrage concerté dans
la profession pour s'exercer à la construction fondatrice d'un
nouvel équilibre. Un élan artistique et politique réactif qui
préside à ce désir de rester debout, issu d'un constat
de notre incapacité à accepter les conditions et les systèmes dont
nous devrions nous satisfaire et envers lesquels nous sommes sans
doute tout à fait inadaptés. Personnellement, à l'échelle du
territoire sur lequel je vis j'aurais aimé témoigner d'une genèse
de l'émergence anticonformiste et résistante, au lieu de cela, sans
doute habité d'un brin de folie qui dilue ma peur, je dis Merde !
nous sommes encore à devoir combattre et supporter l'académisme des
formes et des pensées à travers des maîtres lieux qui n'ont plus
de sens contemporain. C'est d'un ennui démesuré aujourd'hui, alors
que nous le savons bien, les prises de risque et les renouvellements
de nos pensées, les mutations, la régénération de nos modalités
de croisements et de gouvernance en société sont à la base de la
germination de l'élan et de l'émergence.